"L'autisme n'existe pas"


(Séminaire clinique de Bourg-en-Bresse, mardi 27 Avril 1993)


Geneviève Lloret


La mise bout à bout des symptômes ne constitue pas un tout. Pour tenir sur la singularité du sujet, il ne faut pas parler d'autisme. Ni l'énigme, ni l'incurabilité supposée n'autorise à enfermer le sujet dans le tout de cette nomination.

L'auteur, qui n'est ni psychiatre, ni psychanalyste, ni "soignante" à aucun titre, expose, à distance de la présentation de cas, l'effet d'une pensée qui fut pour elle le seul choix possible à tenir dans la rencontre d'un enfant singulier.

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Si je suis en état d'avoir un propos sur ce que l'on nomme l'autisme, c'est à une ren contre que je le dois, rencontre décisive.

Celle d'un petit garçon, extrêmement singulier, pour lequel le moins que je pouvais faire était de penser ce qui arrive.

Aussi est-ce dans ce rapport à lui, unique, que s'est élaborée ma pensée, et s'il m'arrive de vous parler de lui, ce ne sera pas dans la figure de rendre compte d'un travail avec lui, ni comme exposé d'une étude de cas, mais il s'agira de rendre compte du courage avec lequel il a traité jusqu'à présent, ce qu'un patient de France Tustin nomme sous l'énoncé : "c'est un tel souci d'être un être humain".


Que l'autisme existe ou pas, ne paraît pas être a priori la question, ni même une ques tion, tant l'évidence du "il y a" pèse sur nous. Parce que bien évidement il y a des en fants singuliers, et il y a des enfants dont la singularité est de se tenir à l'écart du monde ; mais prononcer que l'autisme n'existe pas, est-ce prononcer que la "maladie", mot que je mets entre guillemets, qu'on nomme autisme n'existe pas, c'est-à-dire que la singularité des enfants qui en souffrent n'existe pas, ou bien que cette singularité est mal nommée, qu'elle est même effacée ou plus justement recouverte par ce nom autisme et que ce nom, recouvrant la singularité du sujet, l'annule pour ne plus le réduire qu'à un nom commun : autiste ?


À quoi sert de poser le diagnostic d'autisme, de prononcer ce nom ?

Il me semble qu'il est souvent posé, jusqu'à très récemment en tout cas, de manière né gative, en disant : "ce n'est pas ceci ou cela". Ainsi dans les descriptions d'autistes - dans les descriptions même de la dite "maladie" - on dit que ces enfants ne communi quent pas, n'entrent pas en contact avec ce monde, qu'ils sont impénétrables

Souvent on qualifie d'autistes des enfants quand on ne sait pas quoi faire pour eux ; et, une fois qu'on a posé ce diagnostic, il n'y a pas grand chose à faire.

Ce diagnostic permettrait donc de dire qu'il n'y a rien à faire, ou en tous les cas pas grand chose. Et poser qu'il n'y a rien à faire permet alors de fermer les situations.

La thèse énoncée par Dolto était de leur foutre la paix, de les emmener dans la mon tagne vivre avec les chèvres et de les y laisser. Autre façon, on peut le penser, de dire qu'il n'y a rien à faire ! Mais pour être tout à fait juste avec elle je me dois de vous livrer l'intégralité de son énoncé : "s'ils ne demandent rien, foutons leur la paix !"

Ou alors, ce qu'il y a à faire avec eux, c'est de l'élevage, comme le prône un courant américain. Je suis allée voir comment ils travaillent. Leur thèse est qu'on peut ap prendre aux autistes à être autonomes, à se débrouiller seuls. En effet un des problèmes des gamins autistiques, c'est qu'ils ne sont pas autonomes, pas propres, qu'ils ne man gent pas tout seuls ; il y a toute une série de gestes de la vie quotidienne qu'ils ne font pas, parce qu'ils ne peuvent pas ou ne veulent pas, leur appréhension du monde étant telle que pousser le bouton de chemise dans sa boutonnière est pour eux très difficile.

Les gens de ce courant veulent montrer que c'est possible de pousser le bouton dans sa boutonnière et qu'on peut les dompter. Je parle de domptage : quand je suis allée voir une de leurs écoles, on trouvait des gamins assis en face d'adultes, un gamin face à un adulte qui parlait très fort, qui criait, qui lui faisait refaire plusieurs fois la même opé ration (du genre mettre un rond dans un cercle, réaliser un encastrement) jusqu'à ce qu'il le fasse bien pour alors le récompenser d'une caresse, d'un bonbon ou en lui disant "c'est bien", somme toute comme on le fait avec un animal. C'était un rapport assez violent.

Autre chose de frappant : ils avaient forcé un gamin à nettoyer le pipi qu'il avait fait par terre en l'engueulant. Peut-être que le gamin avait dix ans d'âge physique, mais le rapport qu'il avait à l'événement était celui d'un enfant de deux ans, et l'on ne force pas un enfant de deux ans à nettoyer son pipi.

Autre point : dans la cour, un enfant avait bousculé assez fortement un enfant ; la direc trice lui avait alors renvoyé un coup de pied violent en me disant : "comme cela, il ne recommencera pas !".

Et bien vous savez, cela marche ; tous les parents qui envoient leur enfant dans ce type d'école voient en effet des progrès : les enfants finissent pas ne plus faire pipi dans leur culotte, par manger seul, par boutonner leurs chemises. On peut ainsi comme cela tou jours dresser un enfant, même un autiste. Ce qui tendrait d'ailleurs à prouver qu'ils ne sont pas aussi loin de notre monde qu'on le prétend ou qu'ils le laissent croire !

Ainsi ceux qui se proposent de faire quelque chose avec ces enfants, et qui se présentent comme ayant des résultats, ce sont eux. Et il est vrai qu'ils ont des résultats : les gamins deviennent ainsi certainement plus "vivables" pour la communauté, mais ils sont aussi plus esquintés qu'avant.

Mais, le problème de ces enfants n'est pas un problème d'élevage. A mon avis, ces en fants doivent même devenir idiots un peu plus vite que les autres à être ainsi violentés.

Il est vrai que, d'un autre coté, la position de Dolto est un peu horripilante quand on a soi-même un enfant comme cela. En même temps, sa position pose une vraie question : pourquoi ne pas leur foutre la paix ? S'ils sont comme cela, s'ils sont à ce point dans leur monde et peu intéressés par le nôtre, c'est parce que notre monde est terrible ; ils sont dans des angoisses qu'on ne soupçonne pas et toute la gestuelle qu'ils ont (la répé tition des mouvements, le fait de ne pas croiser un regard, - ou le fait de regarder l'autre comme s'il était en verre - , le fait de s'abstraire en faisant bouger des objets devant leurs yeux) répond à cela.

En vérité, je voudrais faire un sort à cette thématique de "monde différent". Je l'emploie moi aussi, mais je pense qu'elle n'est pas tout à fait juste. Disons qu'ils sont de notre monde mais qu'ils n'en sont pas sûr, ce qui leur donne cet air d'étranger, comme venant d'ailleurs. Mais de notre monde ils sont, sur son bord, et le contemplent avec frayeur.

Il est vrai que je n'ai approché de près qu'un enfant ainsi nommé "autiste" ; or dans les descriptions d'enfants autistiques, il y en a aussi qui se mutilent, qui se violentent, qui ne supportent pas d'être dérangés sur leur corps, d'être mal habillés, avec des tâches sur leurs vêtements, qui ne supportent pas les contacts physiques Lui n'était pas comme cela. Donc je ne sais pas dans tous les cas.

J'ai fait comme lui, souvent, et longtemps ; par exemple de m'allonger par terre et de fixer un objet que je faisais tourner. Ces gestes ont une réelle fonction : ils hypnotisent, ils rendent flou le monde autour de soi et donnent l'impression que l'on flotte (le fait aussi d'écouter de la musique, de façon répétitive). Je pense que si ces mômes ne fai saient pas cela, ils se tueraient.

Je ne sais pas dans quoi ils vivent, en vérité. Dans quel monde ? Sur le bord du nôtre ? Mais se tenir sur le bord ne veut pas dire être près, cela peut même être très loin ; il faut faire l'effort d'y entrer, d'y aller. En fait c'est un monde où l'on n'est même pas sûr du plancher sur lequel on marche. C'est sans doute pourquoi Tustin parlait d'autisme à ca rapace. Je n'ai jamais vu d'enfant autistique qui soit gros. Elle a remarqué que les enfants autistiques se constituaient des corps durs, extrêmement musclés, en particulier parce qu'ils sautent tout le temps, et qu'ils courent beaucoup. Comme s'ils faisaient de leur propre cops une armure, et les armures c'est pour éviter d'être blessé, touché.

Ils ne savent pas la différence entre eux et l'extérieur. L'enfant dont je vous parle l'a apprise, et cela a été un progrès énorme de savoir que son pied était différent du sol sur lequel il le posait, de savoir que sa main était la suite de son bras Cela, il l'a appris en quittant peu à peu "son monde", ou l'on va dire en amincissant son armure. Pour lui, cela a été dur.

Tout ce qu'on appelle leur pathologie est ce qui leur permet de vivre, de calmer leur angoisse et de supporter d'être dans ce monde. Alors, à quel titre les tirer de là ? Si on le fait, il faut être sûr de soi. C'est la question que je me pose maintenant. Cet enfant a trouvé un statu quo. Il réfléchit beaucoup : fera-t-il le pas pour retomber dans notre monde ou restera-t-il comme il est ?

Il n'est ni idiot ni fou ; donc il sait qu'il va perdre de la paix. Il sait que s'il fait le pas qui lui manque, il va tomber dans des difficultés. Pourquoi alors vouloir absolument lui faire faire ce pas ?

Soit les enfants autistiques ne parlent pas du tout, soit ils sont écholaliques. Dans les deux cas, ils ne parlent jamais en leur nom, ils ne disent pas "je". Si on pouvait les dessi ner, ils seraient comme un _uf plein dont la coquille extérieure serait intacte mais dont l'intérieur aurait volé en éclats, serait mélangé en mille morceaux sans présenter pour autant de brèche sur l'extérieur. D'où ce travail très difficile consistant à reconstituer l'intérieur sans casser la coquille. Casser la coquille, c'est ce que font ces gens du cou rant américain.

Un enfant comme cela, c'est extrêmement difficile à vivre. Un enfant handicapé, même handicapé mental, c'est beaucoup moins difficile de l'élever. Mais un enfant qui n'ap pelle pas, qui semble ne rien entendre et qui visiblement souffre, c'est extrêmement dif ficile. Moi, je tiens qu'on peut élever un tel enfant comme les autres ; c'est-à-dire qu'on peut essayer de lui apprendre des choses, de l'inscrire en égalité dans la fratrie, de tenir les mêmes exigences vis-à-vis de lui que vis-à-vis de ses frères et s_urs dans la vie cou rante, même si c'est plus difficile ou si cela demande plus d'énergie ; mais savoir manger à table ne suffit pas à vivre de façon autonome et dans nos villes.

La grande victoire de cet enfant, c'est de ne pas être devenu idiot ; il n'en a pas eu besoin pour l'instant. Le chemin qu'il a parcouru pour ne pas devenir idiot a représenté pour lui un courage énorme qu'on ne soupçonne pas. Il a quitté son monde, il a quitté le bord où il s'était arrimé et s'il peut aujourd'hui reprendre un crayon, le faire tourner devant ses yeux, cela ne marche plus. Il a réussi à se recoller un peu. Il a réussi à faire cela car il m'a trouvée en face de lui. Et quand je dis cela, je veux dire qu'il faut faire face à ces enfants, au sens propre, se mettre face à eux.

L'idée que j'ai eu quand il était tout petit, c'était qu'il me cherchait. Je me suis dit : "il me cherche, donc il va me trouver". Cela a représenté douze ans dans sa vie, et dans la mienne.

D'autre part, je me suis dit : "il lui est arrivé quelque chose". Ce qui lui est arrivé, je n'en sais rien et lui-même le sait-il vraiment ? Dans le dernier livre de Tustin, cela m'a fait plaisir de voir qu'elle formulait désormais cette thèse qu'il est arrivé quelque chose à ces enfants. D'autre part, à son avis, ce qui leur est arrivé, c'est de perdre leur mère à un moment donné, à un moment où les nourrissons ne savent pas qu'ils sont indépen dants de leur mère. Et cela, je le crois vrai.

Il y a certainement une part de dégât irrémédiable là-dedans. Je me pose désormais cette question : est-ce que ce que l'on peut faire, c'est arriver à les amener vers une sorte de paix et puis après, peut-on faire quelque chose de plus ? Cet enfant décide, comme il l'a toujours fait, ce vers quoi il va ; et le chemin qu'il fait, personne ne le fait pour lui. Aujourd'hui je vois bien qu'il hésite, qu'il réfléchit. Peut-être que c'est impossible pour lui d'aller plus loin dans notre normalité. Peut-être que maintenant ce qu'il lui faut, c'est d'aller vivre avec les chèvres dans la montagne. Cela, je ne le sais pas pour lui.

Ces enfants ne sont pas fous. Il leur est arrivé quelque chose d'extrêmement grave, qui les a mis en danger, et face à cela, ils ont eu comme stratégie de se retirer, de s'abstraire. Toute leur gestuelle est faite pour cela. Tout ce qui peut fracturer leur armure est alors pour eux un grand danger, y compris le regard de l'autre. Je crois que pour eux, c'est cela ou se laisser mourir.


Et la volonté des associations de parents d'autistes de faire reconnaître l'autisme comme handicap me révolte. Ces enfants sont singuliers, mais il ne sont pas handicapés ; ce n'est pas du tout avec eux la question d'un handicap !

Car si l'on dit : "ce sont des enfants handicapés, ils souffrent d'un handicap", comment va-t-on nommer ce handicap ? Quelqu'un atteint par la poliomyélite par exemple est quelqu'un qui a perdu l'usage de ses jambes, d'une partie de sa capacité respiratoire, etc... ; on peut nommer la perte d'une fonction comme la marche. Quelqu'un qui a perdu l'usage de ses bras, de ses yeux, on peut le nommer. C'est un homme qui a perdu, ou qui n'a pas eu à la naissance, l'usage d'un de ses cinq sens, ou d'une des fonctions dont on a tous l'usage. Mais l'enfant autistique quel serait son handicap ?

C'est là, je crois, une réponse faible aux attaques auxquelles ont été soumis les parents d'enfants autistiques, attaques qui furent parfois virulentes, surtout à l'encontre des mères.


Je crois plus intéressant, si l'on veut tenir quelque chose avec ces enfants, quand on est parent, d'y faire face. Mon fils m'a trouvée parce que je me suis tenue en face de lui. D'abord parce que je lui ai parlé. Je lui ai toujours parlé, même si j'avais souvent l'im pression d'être réellement en face d'une statue. Je ne crois pas du tout à la thèse que ces enfants ne communiquent pas. Je crois que cela n'existe pas des gens qui ne communi quent pas. Je lui ai donc toujours parlé. Je lui ai toujours dit que je l'aimais. Cela peut paraître anodin, ou normal, ou naturel. Mais cela n'a rien d'anodin, ou de normal, ou de naturel de parler aux statues et de leur dire qu'on les aime. Je lui ai toujours dit que je l'aimais tel qu'il était, et cela il l'entendait. Et puis je lui ai donné du temps, pas tout mon temps, mais du temps.

Ils ont à retrouver leur mère. Il y a quelque chose chez ces enfants qui est comme cela : ils ont à renaître. J'ai l'impression que la question pour eux est de renaître, y compris de se rebaptiser, même s'il est vrai qu'on ne se baptise pas soi-même.

Il y a une part de lui-même qui doit mourir, auquel il doit renoncer. Il a à déclarer qu'il y a une part de lui-même qui est morte, et je comprends qu'il hésite en ce point. De même pour la parole. D'ailleurs, la capacité qu'il a, comme d'autres, de parler est très étrange : il ne parle pas et pourtant il est capable à un moment donné de faire un dis cours. Il ne parle pas mais il maîtrise le langage. Le problème n'est pas pour lui d'ap prendre ; il n'a pas besoin d'apprendre à parler. Il sait parler, et il a même pensé son im possibilité à parler, puisqu'il a une fois émis sa thèse sur le fait qu'il ne pouvait parler lui-même.

Voilà dans quoi se débattent ces enfants, dans quoi ils sont. Ils pensent beaucoup ; ils passent leur temps à penser.

J'ai fait ce que j'avais à faire, et maintenant ? Maintenant, que suis-je en droit de lui de mander de plus, ou plutôt de quel droit vais-je lui demander peut-être de se détruire au nom du fait que j'aimerais bien avoir un fils qui puisse vivre "normalement" ? Peut-être qu'il ne peut pas ; peut-être que s'il passait sa montagne, ce serait pour lui terrible.

Cet enfant donne cette impression particulière d'être en même temps extrêmement sin gulier et cependant qu'il n'aurait pas grand chose à faire pour passer de l'autre côté. Ce n'est pas parce que ce ne serait pas loin, que le pas à faire serait petit, que ce pas ne pourrait avoir de grandes conséquences pour lui ou des effets qu'on ne mesure pas.

Je pense qu'il décide vraiment. Même quand il était tout petit, c'est lui qui a fait ses pas successifs, des tout petits pas à chaque fois mais qui représentent somme toute un che min énorme. Peut-être que maintenant, il ne peut aller plus loin.



L'usage du mot autisme couvre en fait l'ignorance, et le fait qu'on ne veut pas aider ces enfants.

Il y a au principe de cette nomination un mensonge, qui consiste à dire qu'ils ne com muniquent pas et qu'ils se suffisent à eux-mêmes par leur gestuelle. Or ceci n'est pas vrai car d'une part on peut entrer en contact avec eux (sans doute est-ce dur, compli qué, et il y a des échecs mais on le peut), et d'autre part il est faux qu'ils se suffisent à eux-mêmes.

Il y a là du mensonge car on fait comme si le symptôme (les comportements) était ce qu'il y avait en amont. Je pense qu'ils sont brisés, et que pour survivre à cela ils déve loppent des comportements de repli qu'on a appelés autistiques. On a alors procédé à une nomination par les symptômes, et non pas par la cause même de la maladie. C'est un peu comme si on avait appelé la tuberculose le crachat verdâtre. Cette manière de faire en parlant d'autisme est très particulière.

Cela touche, je trouve, à un manque de courage des psychiatres. Je crois que ces enfants perdent réellement leur mère, qu'ils ont réellement l'impression de perdre leur mère. C'est le sentiment spontané que j'ai eu il y a dix ans.

Pendant un temps, on a accusé les mères, on les a mises au pilori. Ensuite on a dit : "ce n'est pas bien de les accuser, ce n'est pas en fait de leur faute". Mais le problème est de rechercher la cause, non de trouver si c'est la faute de quelqu'un, ou d'accuser quel qu'un. Ce n'est la faute de personne, même si tout ceci a une cause dans les rapports entre les gens. Les maladies mentales ont en effet des causes dans les rapports entre les gens. Il s'agit ici de penser ce qui peut briser un enfant. Et il y a bien des mères qui sont redoutables sans rendre pour autant leur enfant malade mental. Il y a donc à penser la particularité de ces enfants qui se donne dans une espèce de sensibilité particulière, que j'ai remarquée chez lui : il sent les gens, il a une sorte de sixième sens pour remarquer les gens. Peut-être s'agit-il d'enfants qui sont plus sensibles à ce qui se passe autour d'eux.

Quand on pose sur un enfant le diagnostic d'autisme, cela obscurcit plus qu'autre chose. Si au contraire on dit : "il lui est arrivé quelque chose", on peut alors chercher ce qui lui est arrivé ; et comme il ne s'agit pas pour cela de dérouler l'histoire, chacun (lui comme les autres) a alors à chercher, à arriver à dire, à faire en sorte qu'il y ait des mots là-dessus.

"Il est arrivé quelque chose" : faisons donc le travail de savoir ce qui est arrivé, mais bien sûr pas "savoir" au sens d'une histoire à reconstituer.

Il est ainsi plus intéressant de dire qu'il est arrivé quelque chose à l'enfant, plutôt que de dire qu'il met quelque chose devant ses yeux toute la journée. Qu'il mette quelque chose devant ses yeux toute la journée, chacun peut le voir. Mais s'il met quelque chose devant ses yeux toute la journée, cela veut dire quelque chose, cela a un sens, on ne fait pas cela pour rien. On sait que ces enfants vivent dans des angoisses terribles, et il n'est pas vrai que les mères ne le savent pas. Quand un enfant hurle toute la nuit, et qu'on ne peut pas le calmer, dire "il lui est arrivé quelque chose" est le minimum qu'on puisse faire.

Les maladies mentales, en général, touchent les adultes, ou alors cela concerne le versant de la débilité. L'enfant autistique est très particulier. L'autisme a été catalogué dans le rang des psychoses. Mais je ne crois pas que ce soit juste. Je ne crois pas que ces enfants soient fous. Précisément, ils font peut-être tout ce qu'ils font pour ne pas devenir fous ! Ils tiennent quelque chose sur eux-mêmes. Ils maîtrisent quelque chose. Ils ne sont pas autant happés qu'on pourrait le croire au vu de leurs symptômes.

Ma pensée là-dessus s'est élaborée dans mon rapport à cet enfant ; or il me semble être lui-même assez singulier, et je n'ai pas d'autre pratique avec des enfants de ce type.

Une chose très demandée par les parents d'autistes, c'est la recherche de causes soit gé nétiques, soit chimiques. Et la découverte du syndrome du X fragile y pousse. Mais je ne pense nullement qu'il faille chercher de ce côté ou que, en tous cas, la découverte d'un "gène de l'autisme" change sur le fond grand chose quant au rapport à ces enfants. Par exemple la découverte toute récente d'un déficit dans les neurotransmetteurs est intéres sante et à suivre mais dire que l'on a trouvé le gène de l'autisme ou que la théorie psy chogène de l'autisme est balayée est dangereux.

Pour deux raisons : en premier lieu parce qu'il faudrait s'attacher à définir ce qu'est vraiment l'autisme ; et en deuxième lieu parce qu'il y a une telle multiplicité des formes de développement autistique qu'il faudrait savoir à qui va-t-on accrocher ce gène.


Je tiens que ce qui existe doit être nommé autrement. Ce n'est pas que cela (qui est nommé autisme) n'existe pas : il existe bien des enfants qui sont en mille morceaux à l'in térieur d'eux-mêmes, et qui développent des comportements de repli sur soi, et une ges tuelle repérable ; mais ceci ne peut s'appeler autisme.

Car appeler cela ainsi, c'est ne pas poser qu'il existe cela, des gamins brisés à l'intérieur, qui le sont car il leur est arrivé quelque chose et qu'à cause de cela ils ont des compor tements de repli sur eux-mêmes.

Il faut cesser de parler d'autisme : il y a sans doute des comportements autistiques, mais l'autisme n'existe pas. Il y a des enfants qui sont conduits à avoir des comportement au tistiques, cela oui. Mais dans le mot autisme, il n'y a pas place pour cette thèse (que Tustin est aujourd'hui à ma connaissance seule à tenir ouvertement) qu'il leur est arrivé quelque chose. Le mot est réducteur, et, réduisant aux symptômes, il tend à considérer qu'il n'y a pas à aller chercher ce qui est réellement arrivé. Ce mot ne nomme que le ré sultat. En médecine pourtant, on a nommé les grandes maladies en partant certes des symptômes mais en ne donnant pas pour autant à la maladie le nom même de ces symp tômes. Or dans les maladies mentales, les psychiatres ont fait l'opération inverse ! Et ce qui est frappant, c'est que les analystes, qui disent s'intéresser à la cause, n'ont pas changé les noms donnés aux maladies mentales par la psychiatrie !

Je sens donc là une opération qui consiste à obscurcir plutôt qu'à soutenir le travail avec ces enfants. Il faudrait dire : "c'est la maladie du il est arrivé quelque chose" et préci ser : "la maladie du il est arrivé quelque chose qui a entraîné tel symptôme". Ce qui est spéci fique à "l'autisme", c'est que cela touche des enfants, et des enfants tout petits. Parler d'enfant autiste le réduit à cela, à son comportement, et conduit à une disparition de l'enfant comme sujet.

On peut encore dire les choses ainsi : le mot autisme sert à faire un ensemble de choses qui en vérité ne forment pas un ensemble. Cela sert à mettre en particulier sous un seul nom ce qui devrait en fait en porter deux :

1) les comportements (que Kanner a été le premier à décrire en clinicien),

2) les enfants qui développent pour survivre ce type de comportements, les enfants que j'ai appelés "brisés à l'intérieur".

On a remarqué qu'il y avait des enfants qui allaient mal, par exemple à la suite d'un sé jour prolongé à l'hôpital (c'est ce qu'on a appelé l'hospitalisme) qui adoptaient des com portements "autistiques" sans être pour autant malades et atteints d'"autisme". Ils déve loppent donc des symptômes identiques à ceux des enfants qu'on dit atteints d'autisme, sans l'être eux-mêmes pour autant. On voit bien ici la précarité d'une nomination à par tir des symptômes. Ce qui importe, ce sont les enfants "brisés à l'intérieur", ce sont les mille morceaux, pas les comportements.


Ce n'est donc pas seulement que autisme nommerait mal ce qui devrait se nommer au trement. C'est tout simplement que ce qu'on nomme sous ce nom-là n'existe pas. Le fait d'être brisé à l'intérieur n'est pas une maladie mentale, et ce n'est même pas une maladie tout court. Donc forcément que "cela" est mal nommé puisque "cela", qu'on veut nommer, n'existe pas !

Ces enfants ne sont pas malades. Ils sont sains ; simplement ils n'ont pas d'autre choix que de vivre comme cela ou de mourir. Ils sont libres et courageux, qualité que rare ment psychiatre a attribué à un malade mental.